dimanche 9 juin 2013

American Gothic - Grant Wood


Pour la petite et la grande histoire :

Nous sommes en 1930 aux Etats-Unis, plus précisément en Iowa, un Etat dont les ressources sont essentiellement agricoles. Le krach de Wall Street de 1929 entraîne dans son sillage la ruine d’un grand nombre d’américains. Beaucoup de petits épargnants ont vu leur banque ou leur société d’assurance faire faillite. On ne prête plus aux commerçants, ni aux entreprises. L’heure est au chômage, à la récession, et souvent même à la faim… Les gens n’achètent plus, l’agriculture voit ses prix s’effondrer. Les temps sont durs…Dans les grandes villes, la crise pousse à la création de petites affaires pour survivre et on cherche à innover, afin de se créer une niche commerciale dans ce marasme général.


Les habitants de l’Iowa, état croyant et rural par excellence, ne sont  pas encore entrés dans la mouvance progressiste : souvent très attachés à leurs traditions, aux terres qui les nourrissent, à des valeurs liées à la rigueur d’une existence austère, leur vie est axée sur le travail et la droiture morale.


Grant Wood est né dans ce coin de pays, son père était Quaker. En 1930, il a 39 ans. Le clivage ville-campagne est une problématique qu’il connaît très bien : Wood est un homme qui a voyagé en Europe pour ses études artistiques et il a posé ses valises dans plusieurs grandes capitales.

Grant Wood
A cette époque, il cherche à vivre de sa peinture, mais ne parvient qu’à rafler des petits prix à des foires agricoles et ne connaît qu’une modeste renommée locale. Un jour, il passe devant une ferme de l’époque Victorienne (fin du 19 ème) à Eldon.


Son attention est captée par la présence d’une fenêtre sous toit en forme d’ogive de style néogothique. Elle lui rappelle celles des monuments religieux européens du Moyen-âge. Aux yeux de Grant Wood, cette maison matérialise la mentalité et la culture caractéristiques de son Iowa natal… Elle fut immédiatement une source d’inspiration intense, un lieu parlant qu’il lui fallait mettre en scène sans tarder.

Voici les propos de l’artiste, parus dans une étude de l’historien John Evans Seery : « J'avais vu une maison de campagne, blanche et soignée,  avec son porche blanc et net - une maison de campagne construite avec des lignes gothiques sévères. Cela m'a donné une idée. L'idée était de trouver deux personnes qui, par leurs traits, s’accorderaient à une telle maison. J'ai regardé autour de moi, parmi les gens que je connaissais dans ma ville natale, Cedar Rapids, dans l'Iowa, mais je n’ai trouvé personne, parmi les fermiers. J’ai finalement incité ma propre jeune sœur à poser en se peignant les cheveux tirés en arrière, avec une raie sévère au milieu du front. Le travail suivant consistait à trouver un homme pouvant représenter le mari. Mon choix s’est finalement porté sur le dentiste local, qui a, à contrecœur, consenti à poser. J'ai commandé, pour ma sœur, à une maison de vente par correspondance de Chicago, le tablier imprimé typique des pionniers  ainsi qu'un bleu de travail pour le dentiste. Je les ai fait poser côte à côte, le dentiste tenant avec raideur, dans sa main droite, une  fourche à trois dents. La  fameuse maison de campagne apparaît à l'arrière-plan.».

Nancy Wood et le dentiste de la famille, B.H. McKaeby

Et Grant Wood peint « American Gothic » :

L’artiste commence à peindre ses modèles sur un  panneau de bois de 78 cm sur 65 : « Ce sont des gens tels que ceux que j’ai connus toute ma vie. J’ai essayé de les rendre fidèlement – ils sont même plus vrais que dans la vraie vie ».

Ce tableau, qu’il nomme ironiquement « American Gothic », Wood l’amène à Chicago pour participer au concours annuel de l’Institut d’Art. Il se verra récompensé par une médaille de bronze et 300 dollars en argent comptant. L’oeuvre attise très vite la curiosité des médias et des visiteurs…Elle est sujette à divers articles dans la presse.  Mais son interprétation divisera, donnant lieu à quantité de commentaires, parfois antinomiques. L’artiste, quant à lui, entretiendra jusqu’à sa mort en 1942, un véritable flou artistique à son sujet, évitant les explications claires ou les justifications.

En effet, certains voient dans  « American Gothic » une caricature, voire une satire du monde rural du Midwest, avec des personnages austères, renfrognés, enfermés dans leurs principes et leur religiosité. Les habitants de l’Iowa en voulurent d’ailleurs beaucoup à Grant Wood. Selon eux, il les faisait passer pour des puritains intolérants dans un monde replié sur lui-même.

D’autres y, voient au contraire,  un éloge au travail, une célébration du courage et de l’esprit pionnier qui était porté en exergue pendant cette Grande Dépression, afin de renforcer la cohésion nationale, stimuler la combativité et l’esprit d’entreprise des américains.


Que voit-on sur ce tableau ?

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Tout d’abord, des yeux... Le regard de l’homme, droit et inquisiteur, vient se planter avec insistance dans les nôtres. Des rides profondes encadrent un visage aux traits durs, fatigués. La bouche pincée  lui confère un air austère, fermé, trahissant un caractère plutôt rigide. Est-ce un pasteur ou un paysan ? Avec ses lunettes rondes, on  l’imagine bien penché sur un livre  et son veston noir assorti à une chemise à col droit  font plutôt penser à  un homme de foi. Puis notre regard s’attarde sur la fourche de paysan et la salopette tachée de terre en gros jeans. Non, il n’est pas pasteur. Il s’agit bien d’un agriculteur qui a rapidement enfilé une veste du dimanche  avant de poser pour le peintre… Observez les coutures de ce bleu de travail : elles dessinent le motif d’une fourche ! Comme une empreinte, une estampille.  Est-ce bien là une allégorie du monde rural, une ode au pénible labeur des champs ? Une  fourche ainsi exhibée au premier plan du tableau, empoignée fermement, dents tournées vers le haut, pourrait également  faire penser à une arme redoutable de défense ! Faut-il chercher en elle une signification plus symbolique : la fourche, c’est également la flèche des ténèbres, l’emblème du diable. Amusant, pour un croyant sensé s’éloigner du péché que d’avoir une marque du diable directement sur lui…Ironie d’artiste. Que voulait donc dire Wood ? Que chaque homme porte en lui le germe du mal  et qu’à trop vouloir rester sur le droit chemin, il risque de tomber dans les pires excès ? Seul l’artiste  détenait les clés de lecture de cette fameuse fourche... 

Passons maintenant à la femme. Elle paraît bien plus jeune que l’homme. C’est pourquoi, contrairement aux déclarations de Wood, la sœur l’artiste affirmera  toujours qu’il s’agit de sa fille et non de son épouse… Elle porte un tablier de ménagère sur une robe noire et triste à petit col blanc. Le camée, qu’elle ne doit porter qu’aux grandes occasions, lui donne un air apprêté, endimanché. Sa coiffure en chignon,  plaquée au crâne, lui confère une apparence stricte, austère. L’ensemble fait un peu vieillot et désuet, même pour les années 30 ! Faites la comparaison  avec la mode citadine de cette époque :


La position de cette femme, légèrement en retrait derrière son père, ainsi que ses épaules, qui sont exagérément affaissées  (impression encore accentuée par son long cou fin et droit), parlent pour une personnalité plutôt effacée. Remarquez également que le peintre l’a représentée  sans poitrine, ni plis au niveau du tablier (contrairement au père, qui par comparaison, paraît un peu fripé). L’artiste semble avoir gommé, lissé toute féminité par trop affichée. Regardez la petite mèche en spirale qui s’échappe du chignon.  La femme a-t-elle vite accompli une dernière tâche avant de poser pour le peintre ? Cette mèche est-elle là pour adoucir le visage ? Certains y ont pourtant vu la forme d’un serpent… Encore une ambivalence ! Mais son regard à elle est différent de celui de son père : elle semble absente et ses yeux se posent ailleurs. Une certaine tristesse émane de son visage, de ses yeux bleus légèrement enflés, de sa bouche aux lèvres fines.

Entre eux deux se trouve la fenêtre de la maison, parfaitement centrée. Elle est le troisième personnage de l’œuvre. Sa forme rappelle l’architecture gothique d’une église moyenâgeuse, et le motif d’une croix chrétienne apparaît lorsqu’on la regarde avec attention. Les rideaux sont tirés aux deux étages…notre regard ne réussira pas à percer l’intimité du lieu. Sur le rebord de la fenêtre, à gauche de la femme, on aperçoit quelques plantes en pot, et juste au-dessus, une persienne en bois. Elles donnent à l’ensemble un petit air coquet et avenant, propre à un vrai foyer. Cette composition forme d’ailleurs la seule touche chaleureuse et vivante du tableau …Dernier petit détail : regardez derrière la ligne des arbres, au fond à gauche. On peut discerner la flèche discrète d’un édifice religieux. Dans le bleu du ciel, elle fait écho au paratonnerre situé sur le faîte du toit et qui a été ajouté par le peintre. Voilà de quoi nous rappeler que dans cette maison, la religion tient une place importante.


Les parodies de l’œuvre :

Après guerre, ce tableau est devenu cultissime aux Etats-Unis. Il est souvent cité comme l’oeuvre américaine la plus connue, au point qu’on n’hésite pas à parler de véritable icône. De ce fait, « American Gothic » a donné lieu à d’innombrables parodies au cinéma, dans les BD, à la télévision, dans la presse écrite, dans les publicités, etc.

Je vous en propose ici quelques-unes, parmi un choix phénoménal !  Savourez…


















     










American Gothic a été acheté par l’Institut d’Art de Chicago, le tableau y est toujours exposé.

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