lundi 10 septembre 2012

Une légende sur les salines de Bex - Alfred Ceresole


Ou l’histoire de Jean Bouillet dit Bracaillon.

C’était il y a bien, bien longtemps.

Il n’y avait alors sur le vieux chemin qui va de Bex à Ollon, à l’endroit où se trouve aujourd’hui le village d’Antagne, qu’un très petit hameau.

Assises sur leur côteau tranquille, - au pied des collines alors couvertes de forêts de Huémoz, de Villars et d’Arveyres- ces maisons étaient pittoresques à voir. Comme aujourd’hui, elles s’étalaient à la clarté du soleil, dont elles buvaient à longs flots la lumière et la chaleur.

Depuis leurs petites fenêtres, les rares habitants d’Antagne pouvaient voir le Rhône dessiner sa ligne grise dans la plaine ou bien entendaient la Gryonne, en temps d’orage, descendre furieuse des hauteurs.

C’étaient de rudes paysans que les Antagnards. Ils étaient rusés, mais travailleurs. Ils étaient fiers surtout d’avoir compté jadis au nombre des leurs, Jacques- le- Maréchal, qui, préposé, en 1254, aux soins des chevaux du couvent de St-Maurice, avait reçu, pour ses bons services, de l’abbé Nantelme, une terre, à Barge, et une petite île du Rhône. Jacques avait été pendant longtemps le noble de l’endroit.

À l’époque dont nous allons parler, si Jacques-le–Maréchal n’existait plus, chacun connaissait dans le hameau Jean Bouillet, surnommé Bracaillon. Ce sobriquet lui était échu en partage parce qu’il était quelque peu ravaudeur1, enjôleur et voire même braconnier. D’autres l’appelaient aussi Pain de coucou, parce qu’il vivait presque toujours dans les bois et se nourrissait volontiers de ce joli trèfle salé des forêts.

***

Or, un soir d’automne que Bracaillon rôdait sur le mont d’Arveyres, il aperçut dans les ravines de la Gryonne, près du lieu dit aujourd’hui « Le fondement », deux chamois qui léchaient sans relâche la paroi d’un rocher ; puis, non loin de là, il vit apparaître une vive lumière qui brillait à travers les arbres.

Jean, surpris de la rencontre, songea moins aux chamois, qui s’enfuirent à son approche, qu’à cette clarté inattendue du côté de laquelle il se dirigea.

Il arriva bientôt devant une grotte, regarda par le trou d’entrée, qui lui servait de porte ; il vit un grand feu qui flambait à l’intérieur avec un pétillement si vif qu’on l’eut dit fait de fagots de genévriers bien secs qu’une main saupoudrait de sel.

Trois petits personnages, trois gnomes étaient dans la caverne. Ils étaient assis sur de longs sacs. Leurs habits de couleur blanchâtre brillaient comme s’ils étaient recouverts de paillettes cristallines. Près d’eux, dans des paniers, se trouvaient des amas de pierres ou de roches brisées. Dans des sacs de cuir, on voyait amoncelées des poignées d’une masse blanche semblable à la plus belle farine du pays. À droite, trois petits hiboux dormaient dans un nid fait de mousse et de branches sèches.


Un autre, à la place de Jean Bouillet, aurait pris ses jambes au plus vite, mais Bracaillon était un luron de belle venue et qui n’avait peur que de la faim. N’avait-il pas tenu tête, au dernier marché d’Aigle, à trois garnements à la fois, auxquels il avait à chacun laissé un durable et douloureux souvenir de la vigueur de ses deux poings ?

Que pensa Bracaillon ? Il fut étonné sans doute ; mais sans compter jusqu’à dix, il s’enfila dans la grotte et, en un clin d’œil, fut devant les trois nains.

-Peut-on allumer sa pipe et se chauffer ici ? leur demanda-t-il. Vous me rendriez un bon service, car il fait froid dehors et je me sens gelé.
-Approche, lui répondit un des gnomes.

Et pendant que Jean bourrait et allumait sa « bouffarde », il eut le temps d’observer ses hôtes à loisir. C’étaient de vraies têtes de singes sur des corps de bossus.

-Qu’est-ce que ces cailloux, et que mettez-vous donc au feu pour qu’il pétille ainsi ?

Les trois petits bonshommes, sans lui répondre, se mirent à ricaner et à faire d’affreuses grimaces. Après quoi, l’un dit aux deux autres, en montrant le sol et les rochers :

-Si on savait qu’il y a non loin d’ici des trésors aussi précieux que l’or, ah ! ah ! ah !...

Puis il ajouta :

-Quand le chat est loin, les souris dansent, ah !ah !ah !

Et il fit une grimace affreuse, accompagnée d’un long ricanement.

-Si on savait, dit le second, qu’un jour le bétail de ces montagnes n’aura plus besoin du sel de la mer, mais qu’on le prendra sous ses pieds !...Ah !ah !ah !...
Et il ajouta :

-Mais quand le chat est là, les souris ne dansent pas, ah !ah !ah !

Puis, comme celui qui avait parlé le premier, il fit une grimace étrange et cacha sa barbe et sa tête ridée dans ses épaules.

-Si on savait, dit le troisième, que lorsque les hommes auront visité et creusé ces magasins, ils y trouveront des richesses pour tout le pays, de l’eau pour guérir les malades et de quoi rendre le bien-être à plusieurs !...Ah !...ah !...ah !...Mais le chat doit trouver la souris ! Ah !...ah !...ah !...

Et il se tourna du côté de la paroi en riant avec malice.

-De quel trésor parlez-vous donc ? s’écria Jean.
                                                  
***

Mais soudain retentit des profondeurs de la terre un coup de sifflet qui fit lever les trois gnomes. Ils allumèrent leurs lampes et, comme des écureuils, disparurent par un grand trou que Bouillet n’avait pas remarqué et où l’on entendait le murmure d’une source.

-C’est bien le diable, dit Bracaillon, si je n’ai pas votre secret et, comme un loir, il s’élança derrière eux dans un gouffre sans fond.

Tout d’abord il descendit par une corde assez lisse qui, au vingtième nœud, s’arrêtait sur un étroit palier, puis reprenait, pour s’arrêter et reprendre encore. Jean mit bien une heure à descendre, guidé par les lampes, qui, comme des feux follets, apparaissaient et disparaissaient tour à tour. Ses oreilles étaient assourdies par un bruit semblable à celui des feuilles agitées par le vent : c’était le murmure des sources ou des petits affluents de la Gryonne qui cherchaient, dans la nuit, leur passage vers la plaine. Enfin il arriva dans une sorte de cave ou de salle ronde, d’où partaient des galeries longues et basses.


Des lumières innombrables allaient et venaient dans ces sombres corridors. Jean reconnut que c’étaient autant de nains occupés à une besogne étrange. Les uns, accroupis comme des chats, enlevaient à coups de pics des blocs de pierre, d’autres les chargeaient sur des petits chariots que d’autres enfin, traînaient par les galeries. Ailleurs, un groupe de ces petits gnomes chauffait d’énormes chaudières, où ils puisaient ensuite une matière blanche et cristalline. Tous accomplissaient leur tâche avec une adresse et une agilité incomparables, riant, chantant, gesticulant et gambadant, comme une troupe de singes et d’écureuils.

Tout à coup, un coup de sifflet, aussi strident que le premier, retentit dans les profondeurs de la montagne et se répercuta de galeries en galeries. Tous ces gnomes gris, vrais petits meuniers du diable, jetèrent leurs outils, s’assirent en rond, tirèrent leurs pipes et se mirent à les bourrer.

Bracaillon comprit qu’il devait être minuit et que l’heure du repos avait sonné. Sans se gêner trop, il s’assit en cercle, au milieu d’eux.

On apporta un tonnelet de vin, en tous points semblable aux « bossatons » dont Jean avait parfois fait la connaissance dans les caves de Bex ou d’Ollon. Un maître-gnome y mit la « boite » et fit, dans de grands verres, les honneurs du contenu. Bracaillon eut sa part qu’il accepta sans se faire prier.

Toutefois, avant de laisser porter à ses lèvres la première goutte de ce bon vin du Chêne, le maître-gnome voulut éprouver l’intelligence de notre montagnard. Il lui posa une énigme, en lui disant que s’il trouvait de suite la réponse, il pourrait boire plus qu’à sa soif :

-Qui est celui, dit le nain, que Dieu n’a jamais vu, qu’un souverain rencontre quelquefois et que le commun des mortels voit bien souvent ?

Jean réfléchit un instant, et, au milieu d’un grand silence, répondit avec aplomb :

-Son semblable.
-Bravo ! vociféra en chœur toute cette gent souterraine et Bracaillon fut fêté plus que de raison. À deux heures du matin, on put l’entendre ronfler. Il dormait du lourd sommeil de l’ivresse.

***

Lorsque Jean Bouillet  ouvrit les yeux, il ne se réveilla pas au même endroit que la veille ; il se trouva étendu sur la mousse, dans la forêt d’Arveyes, non loin des bords de la Gryonne.

Le jour commençait à poindre. Jean se leva avec effort ; mais, chose singulière, il ne reconnaissait pas le lieu où il se trouvait : c’étaient bien cependant les mêmes pentes, mais ce n’étaient plus les mêmes arbres. Il dut s’orienter, comme il l’eut fait en un pays étranger et descendit des hauteurs.

Au bout d’une demi-heure de marche, il rencontra un berger conduisant ses moutons. Jean, qui connaissait tous les bergers à la ronde, fut surpris de ne pas reconnaître celui-là. Le pâtre fut des plus polis ; au passage, il lui fit place sur l’étroit chemin et le salua comme on eut salué un vieillard.

Jean, surpris d’apercevoir sur sa droite, au contour du sentier, des maisons qu’il n’avait jamais vues, demanda leur nom au jeune berger.

-Ces maisons, dit le pâtre étonné…mais, mon vieux père, c’est Pallueyres !
-Pallueyres ! répéta Jean Bouillet, Pallueyres !...Comprends pas.

Continuant sa route, il arriva à Antagne, dont il eut peine à reconnaître les maisons, tellement tout y était changé. Parvenu devant sa chaumière, ou plutôt à l’endroit qu’elle occupait jadis, quelle ne fut pas sa surprise de constater qu’à sa place s’élevait une jolie maisonnette blanche, ombragée par un châtaignier ! Il se souvint alors que, lors de la naissance de sa fille, sa petite Suzette, il avait planté, il n’y avait pas longtemps, une châtaigne à l’angle sud du jardin. Par un phénomène incompréhensible, la châtaigne, depuis lors, était en peu de temps devenu un superbe châtaignier.

Jean, en voyant tant de choses nouvelles dans le village qu’il croyait avoir quitté la veille, ne sut trop s’il rêvait ou s’il avait rêvé. Il se demandait, si, en descendant, comme il l’avait fait trop audacieusement peut-être dans les profondeurs de la terre, il n’avait pas été le jouet ou la victime des maléfices du diable ou des démons conjurés. Il le crut tout de bon quand, mettant ses mains dans ses poches, pour y prendre sa pipe, il les trouva pleines de sel, de feuilles et de pierres grisâtres, qui avaient un goût très salé. Bracaillon y vit un sortilège et un mauvais présage.

-Ah ! c’ti baugro de goumo !  se dit-il en grommelant, m’ont eintsarahi au tot fin !
(Traduction : Ah ! ces farceurs de gnomes ! ils m’ont joliment ensorcelé !)

***


En entrant dans ce qu’il croyait être sa maison, il ne trouva pas un meuble à lui, et vit, près de la fenêtre, une femme qui tenait un enfant dans ses bras ; mais il ne la reconnut pas.

-Que demandez-vous, le vieux ? Si c’est la « charité » que vous voulez, il ne faut pas entrer ici. Vous êtes plus riche que nous ; passez votre chemin.
-Je ne demande pas l’aumône, je demande après Suzette.
-Suzette ?
-Oui, Suzette de Jean Bouillet.
-De Jean Bouillet ?
-Oui, de Jean Bouillet, dit Bracaillon.
-Je ne connais pas ce nom. Vous vous trompez, sans doute.
-C’est pourtant bien ici Antagne, n’est-ce pas ?
-Oui, sans doute.

Ici, le pauvre Bracaillon sentit la tête lui tourner et il se laissa choir sur une chaise, en poussant ce cri d’angoisse : « Je deviens fou ! » La femme saisie de peur, se leva, lui montra la porte en lui disant :

-Allons, pas tant d’affaires ! partez d’ici ! Vous n’avez déjà pas l’air si plaisant avec votre barbe longue d’une aune. 2[…] En route, et un peu leste !

Sur ces dures paroles qui lui brisèrent le cœur, Jean porta sa main à son menton et s’aperçut avec étonnement qu’en effet, il portait une longue barbe blanche. Décrochant ensuite un petit miroir à la paroi, il s’y regarda et vit avec terreur qu’il avait vieilli de cent ans, en une nuit. Le désespoir le saisit et il retomba sur sa chaise, en poussant un cri déchirant.

La femme effrayée alla quérir ses voisines qui accoururent toutes à la file, avec des airs effarés.

-D’où êtes-vous ? lui demandèrent-elles.
-D’Antagne.
-Quand avez-vous quitté le village ?
-Il y a une nuit ;  mais, pendant ce temps, le village et moi, nous avons vieilli d’un siècle.
-Qu’avez-vous donc fait pendant cette nuit-là ?
-Je suis allé au fond de la terre.
-Au fond de la terre !...et qu’y avez-vous vu ?
-Je ne sais pas ; mais ce pourrait bien être les magasins du diable.
-Les magasins du diable !
-C’est un sorcier, dit une voix.
-L’est on vaudrai ! dit une autre.
-À ces mots, toutes les femmes s’écartèrent et s’enfuirent en criant : « Au sorcier ! au sorcier ! »

Aussitôt, tout le hameau s’assembla et, en moins d’une demi-heure, le pauvre Bracaillon, les mains liées, était conduit en justice sous l’escorte du garde-champêtre et de son fils aîné.
      
***

Le soir même, Jean Bouillet était écroué dans la prison du château d’Aigle pour être interrogé le lendemain. On le questionna sur son passé, sur ses complices, sur les recettes magiques qu’il pouvait connaître ou avoir sur lui. On le fouilla pour découvrir s’il n’était pas porteur de quelque « grimoire » ou de quelque baguette divinatoire. En trouvant ses poches pleines de sel et de feuilles sèches, on lui demanda s’il n’avait pas été au sabbat et aux réunions diaboliques. Vu ses réponses vagues ou négatives, et, comme il parlait pourtant de « petits diables », on lui appliqua la torture. On le suspendit par les poignets et on lui attacha aux pieds « la petite pierre » d’abord, puis la « grande ». Les membres et os du pauvre montagnard en craquèrent de douleur ; on aurait dit un long squelette, oublié par les corbeaux, et pendant immobile, méprisé pour sa vieillesse et sa maigreur.

Quand Jean Bouillet fut au bout de son terrible interrogatoire, il était évanoui. Sa tête blanche  tombait sans signe de vie sur sa poitrine oppressée.

Le lendemain, l’interrogatoire reprit :

-Est-il vrai que vous avez vu les magasins du diable ?
-Cela est vrai, répondit Jean.
-Où sont-ils ?
-Sous Arveyes et Villars.
-Que renferment-ils ?
-Des trésors précieux.
-Quels sont ces trésors ?
-Des pierres qui font qu’un jour on n’ira plus chercher le sel à la mer, qu’il y aura de la joie pour le bétail, des remèdes et de la santé pour les malades, du travail et de la richesse pour beaucoup.
-Ce n’est que la magie qui peut vous avoir appris cela. Vous êtes sorcier ! Préparez-vous à la mort.

Le lendemain, au milieu des imprécations de la foule, on conduisit Jean Bouillet en Chalex, sur la place accoutumée des supplices. C’était un samedi, jour de marché. Beaucoup de montagnards étaient descendus des environs, soit des Ormonts et de Corbeyrier, soit d’Huémoz et d’Ollon.

Jamais on n’avait vu un sorcier si vieux être traîné au bucher. Les femmes ne pouvaient s’empêcher de le plaindre.

Quant à lui, il était prêt à tout. Après ce qu’il avait souffert, depuis la nuit dans le bois d’Arveyes, il aimait autant mourir.
 
***


Tout à coup, parmi la foule qui le regardait passer, le condamné aperçut une jeune paysanne tenant une petite fille à la mamelle.

Jean Bouillet poussa un cri : « Oh ! Suzette, ma chère Suzette ! » Et avant qu’on put l’arrêter, il entourait la mère et l’enfant de ses deux bras.

En les couvrant de baisers, des larmes abondantes coulaient sur ses joues amaigries. La mère et l’enfant ressemblaient si bien à sa femme et à sa fille, que Jean oubliait que toutes deux devaient être mortes depuis longtemps.

-Ne te souviens-tu pas de Jean Bouillet ?...de Jean dit Bracaillon ? cria-t-il en regardant cette femme avec des yeux pleins de joie et de tendresse.
-Jean Bracaillon ?  mais  oui, j’ai entendu souvent ma grand-mère prononcer ce nom-là ; c’était celui de son grand-père.
-Eh bien ! c’est moi qui suis Bracaillon.

Une vieille femme de plus de quatre-vingts  ans s’approcha sur ces entrefaites.

-Si vous êtes Jean Bouillet, comme vous le dites, eh bien ! alors, c’est moi qui suis votre petite-fille et celle-ci est la fille de votre arrière- petite-fille.

Et la foule cria : « Miracle ! » car jamais, de la source du Rhône à son embouchure, de Villeneuve à Bex, de St Maurice aux Diablerets, on n’avait vu si merveilleuse ressemblance que celle de ces deux vieillards.

Bracaillon tout ému pressa la vieille sur son cœur.

-Tu es donc l’enfant de ma pauvre Suzette que j’ai laissée au sein de sa mère…Qu’est-elle devenue ma belle petite ?
-Elle est morte il y a vingt ans. Elle en avait quatre-vingts deux.

Tout le monde pleurait en écoutant ces paroles.

-D’où vient que vous ne demeurez plus à Antagne ? reprit Jean.
-Ma grand-mère m’a souvent conté qu’après que mon grand-père eut disparu sur les monts d’Arveyes et de Villars, elle n’avait plus eu le courage de rester à Antagne et qu’elle était allée s’établir à Ollon. « Le cœur lui faisait trop mal ! » qu’elle disait. Elle y serait morte d’ennui.
-Puis-je savoir l’année de son arrivée à Ollon ?...
-Assez causé ! cria un soldat.
-Cache ta langue, dit un huissier.
-Au bucher ! cria le juge.


Mais les montagnardes d’Ollon avaient pris parti pour le condamné et se mirent à crier :

-Ce n’est pas un sorcier !...Vous l’êtes plus que lui !...C’est Jean Bouillet !...C’est Bracaillon !...C’est Pain de Coucou !... crie une autre vieille. Vous ne l’aurez pas !...On nous tuera plutôt avec lui !...

C’était un tintamarre et des cris à rendre sourd le juge, le bourreau et tous les huissiers.

-On dit que ce vieux connaît des coins où sont enfouis des trésors, se dirent entre eux les montagnards de Bex et d’Ollon et, sans hésiter longtemps, ils culbutèrent les gardes et délivrèrent Bracaillon.

Ils s’en furent ensuite avec lui sous l’avant-toit d’une taverne, sur la place du bourg où Jean, montant sur un escabeau et donnant tout ce qui lui restait de voix, leur dit à peu près ceci :

« Ecoutez-moi, gens de Bex, d’Antagne et d’Ollon ; suivez mes conseils et vous ne mourrez plus de misère : sous les monts de Villars et d’Arveyes, sont cachés d’énormes trésors de sel. Les sources, le sol, le roc, tout est salé. Prenez vos pioches, creusez sous Arveyes et près de Panex et vous verrez. Il y a là des sources et du pain pour vous et pour vos descendants ».

Ce furent les dernières paroles de Bracaillon. Frappé d’une attaque soudaine, il tomba et resta paralysé. Dès lors, il ne put plus se faire comprendre que par signes. Il mourut à Ollon, au bout de huit jours. Une semaine après, une vingtaine d’hommes, sur les indications de Jean Bouillet, se rendirent avec piques et pioches, les uns en Panex, les autres sous Arveyes. Ils n’y trouvèrent ni cabanes, ni trous, ni échelles ; mais ils découvrirent dans les deux endroits une source salée ; ils creusèrent ensuite aux emplacements que Bracaillon avait indiqués et découvrirent les premiers rocs salés.

Ils construisirent des galeries d’accès, un puits sur le modèle de celui que Jean avait vu et enfin, des chaudières. Ils amenèrent ainsi à la lumière du soleil un beau sel, blanc comme la neige, et qui n’attendait, sous la terre, depuis dix mille ans, que la visite et les conseils de Bracaillon pour se montrer.

Aujourd’hui, la mine du « Bouillet » pénètre, avec celles du Fondement, de Coulaz et d’autres encore, jusqu’à de formidables profondeurs, dans l’intérieur de la montagne. Le sol est bien loin encore d’avoir donné tous ses trésors.

L’armée des travailleurs primitifs a disparu ; gnomes et nains se sont enfuis. Cependant, quelques-uns d’entre eux, pour se venger, déterminent, de temps à autre, des éboulements dans les galeries ou allument un feu terrible, qu’on nomme le grisou, qui peut tuer des hommes comme des mouches. Mais les petits démons ont beau faire, les mineurs d’Antagne, de Bex et des environs continuent à piller la montagne avec courage ; « le feu grisou » lui-même, capté dans un canal, sert à éclairer aujourd’hui les vaillants travailleurs et l’eau des salines rend aux malades vigueur et santé.


Alfred Ceresole

  Extrait de l’ : « Almanach du Messager boiteux de Berne et Vevey pour l’an de grâce 1886 »


Notes :
1 un ravaudeur, euse : personne qui racommode les vêtements.
2 une aune : ancienne mesure de longueur, valant environ 1,188 m à Paris.



Une jolie légende que j’ai lue dans l’Almanach du Messager boiteux de 1886. Cet almanach est édité en Suisse depuis 1708 ! Une nouvelle version est proposée chaque année, et de nos jours, cette institution perdure encore.
L’exemplaire de 1886 contient, je cite : « des observations astronomiques sur chaque mois ; le cours du soleil et de la lune ; les principales foires de Suisse, d’Allemagne, de France, de Savoie, etc. ; enfin un recueil d’histoires et d’anecdotes accompagnées de planches. » On y trouve encore les tarifs postaux et télégraphiques,  des conseils médicaux pour personnes et bétail, des articles relatant des événements qui se sont déroulés en Suisse ou ailleurs sur la planète, des jeux (charade, énigme, logogriphe), des proverbes, des poèmes, des petites histoires humoristiques, des biographies, des prédictions du temps pour toute l’année… eh oui !

Je ne résiste pas au plaisir de vous proposer encore quelques extraits de ce numéro :

-le proverbe oriental : « Celui qui n’a pas de fortune, n’a pas de crédit ;
                                             Celui qui n’a pas de famille, n’a pas d’appui ;  
                                             Celui qui n’a pas d’enfants, n’a pas de force ;
                                             Celui qui n’a pas de femme soumise, n’a pas de repos ;
                                             Mais celui qui n’a rien de tout cela, n’a pas de soucis. »

-l’énigme : « Je ne suis ni chair, ni os,
                        Et je sors de chair et os
                        Chair et os me portent
                        Et je porte chair et os. »

                        Réponse : une selle

-le logogriphe : « Sans rien ôter et sans rien mettre,
                               Mais en renversant chaque lettre,
                               On trouve en moi, par un détail succinct,
                               Une bête, un royaume et la place d’un saint. »

                              Réponse : chien, Chine, niche

-une blague : « À l’examen pour le baccalauréat.
                           Un examinateur pose une question à un candidat. Celui-ci reste muet.
                           -Est-ce que ma question vous embarrasse ?
                           -Non monsieur, c’est la réponse. »

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