vendredi 13 avril 2012

L'isolement - Alphonse de Lamartine


Alphonse de Lamartine
Souvent sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne,
Au coucher du soleil, tristement je m’assieds ;
Je promène au hasard mes regards sur la plaine,
Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.

Ici, gronde le fleuve aux vagues écumantes ;
Il serpente, et s’enfonce en un lointain obscur ;
Là, le lac immobile étend ses eaux dormantes
Où l’étoile du soir se lève dans l’azur.

Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres,
Le crépuscule encor jette un dernier rayon ;
Julie Charles
Et le char vaporeux de la reine des ombres
Monte, et blanchit déjà les bords de l’horizon.

Cependant, s’élançant de la flèche gothique,
Un son religieux se répand dans les airs :
Le voyageur s’arrête, et la cloche rustique
Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts.

Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente
N’éprouve devant eux ni charme ni transports ;
Je contemple la terre ainsi qu’une ombre errante :
Le soleil des vivants n’échauffe plus les morts.

De colline en colline en vain portant ma vue,
Du sud à l’aquilon, de l’aurore au couchant,
Je parcours tous les points de l’immense étendue,
Et je dis : « Nulle part le bonheur ne m’attend. »

Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières,
Vains objets dont pour moi le charme est envolé ?
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé !

Que le tour du soleil ou commence ou s’achève,
D’un œil indifférent je le suis dans son cours ;
En un ciel sombre ou pur qu’il se couche ou se lève,
Qu’importe le soleil ? je n’attends rien des jours.

Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière,
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts ;
Je ne désire rien de tout ce qu’il éclaire ;
Je ne demande rien à l’immense univers.

Mais peut-être au-delà des bornes de sa sphère,
Lieux où le vrai soleil éclaire d’autres cieux,
Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre,
Ce que j’ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux !

Là, je m’enivrerais à la source où j’aspire ;
Là, je retrouverais et l’espoir et l’amour,
Et ce bien idéal que toute âme désire,
Et qui n’a pas de nom au terrestre séjour !

Que ne puis-je, porté sur le char de l’Aurore,
Vague objet de mes vœux, m’élancer jusqu’à toi !
Sur la terre d’exil pourquoi resté-je encore ?
Il n’est rien de commun entre la terre et moi.

Quand la feuille des bois tombe dans la prairie,
Le vent du soir s’élève et l’arrache aux vallons ;
Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie :
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons !

                 
                       Alphonse de Lamartine, « Les méditations poétiques ».







Alphonse de Lamartine (1790-1869) publie en 1820, à l’âge de 30 ans, les « méditations poétiques », recueil romantique qui le rend rapidement célèbre. « L’isolement» est l’un des 24 poèmes mélancoliques de cette œuvre. Il l’écrit dans la maison de son enfance, où il va se ressourcer après le décès de son amante, Julie Charles (1784 – 1817).


Lamartine rencontre cette femme mariée en octobre 1816 à Aix- Les- Bains, en Savoie (France). Le mari de Julie, Jacques Charles, est un physicien, chimiste et inventeur renommé (il est l’inventeur du ballon à hydrogène). C’était un homme certainement très occupé et il avait 38 ans de plus qu’elle…Bref, Alphonse et Julie sont là tous deux pour suivre une cure thermale. Elle, est atteinte de tuberculose. Lui, souffre de troubles hépatiques.

Un jour de tempête sur le lac du Bourget, Lamartine sauve Julie de la noyade, et c’est le coup de foudre : « J’ai sauvé avant –hier une jeune femme qui se noyait, elle remplit aujourd’hui mes jours », écrit-il. Le hasard fait parfois bien les choses, puisqu’elle est sa voisine de chambre à la « Pension Perrier » (renommée par la suite « Hôtel Chabert).

Pension Perrier - Chabert

Une idylle  intense et passionnée lie les deux amants. À la fin de la cure, ils se promettent de se revoir lors de leur prochain séjour à Aix, prévu pour l’été 1817. Mais Lamartine s’y rendra seul, car Julie est trop atteinte dans sa santé pour faire le déplacement. Le lac du Bourget fut le premier témoin de cette passion dévorante et c’est sur ses rives que le poète tente de retrouver les instants précieux passés en compagnie de Julie. Les poèmes qu’il écrit en pensant à elle, en particulier « Le lac », sont devenus des œuvres emblématiques du romantisme.

Malheureusement, Julie meurt en décembre 1817, terrassée par la tuberculose. On remet au poète le crucifix qu’elle a embrassé avant de s’éteindre. Lamartine le gardera précieusement, et il est aujourd’hui encore, au château de Saint-Point en Bourgogne.

Après l’annonce de ce décès, Lamartine s’isole dans la maison de son père, à Milly en Bourgogne. Le poète a énormément souffert de cette disparition et cette blessure a inspiré la plupart des poèmes de son recueil. « J’étais comme le musicien qui a trouvé un motif et qui se le chante tout bas », expliquera-t-il plus tard. Dans ses œuvres, il choisit de se souvenir de Julie sous le nom d’Elvire, par discrétion et par respect pour la mémoire de sa bien-aimée, sans doute.

Maison de Milly


C’est en ce lieu qu’il écrit « L’isolement », un poème qui traduit tout son désespoir et sa solitude. Un de ses alexandrins deviendra célébrissime et la postérité en fera un adage connu de tous : « Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé ! ».


La vie du poète suit son cours : il se marie en 1820. Une fille voit le jour en 1822. Elle se prénommera Julia, en hommage à sa chère Julie. Après une existence mouvementée (il est élu à l’Académie française, mène une carrière de diplomate, puis de politicien, brigue la présidence de la République, il publie en tant qu’historien, etc…), Lamartine meurt en 1869, à l’âge de 79 ans,  ruiné et presque oublié, le crucifix de Julie à son chevet…

Albéric Cahuet immortalise leur liaison hors du commun dans le roman : « Les amants du lac ».

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