vendredi 6 avril 2012

Le Petit Prince - Antoine de Saint-Exupéry

 
[…]

Mais il arriva que le petit prince, ayant longtemps marché à travers les sables, les rocs et les neiges, découvrit enfin une route. Et les routes vont toutes chez les hommes.

- Bonjour, dit-il.

C’était un jardin fleuri de roses.

- Bonjour, dirent les roses.

Le petit prince les regarda. Elles ressemblaient toutes à sa fleur.

- Qui êtes-vous ?leur demanda-t-il, stupéfait.
- Nous sommes des roses, dirent les roses.
- Ah ! fit le petit prince…

Et il se sentit très malheureux. Sa fleur lui avait raconté qu’elle était seule de son espèce dans l’univers. Et voici qu’il en était cinq mille, toutes semblables, dans un seul jardin !

« Elle serait bien vexée, se dit-il, si elle voyait ça…elle tousserait énormément et ferait semblant de mourir pour échapper au ridicule. Et je serais bien obligé de faire semblant de la soigner, car, sinon, pour m’humilier moi aussi, elle se laisserait vraiment mourir… »

Puis il se dit encore : « Je me croyais riche d’une fleur unique, et je ne possède qu’une rose ordinaire. Ça et mes trois volcans qui m’arrivent au genou, et dont l’un, peut-être, est éteint pour toujours, ça ne fait pas de moi un bien grand prince… » Et, couché dans l’herbe, il pleura.

 
  

C’est alors qu’apparut le renard.

- Bonjour, dit le renard.
- Bonjour, répondit poliment le petit prince, qui se retourna mais ne vit rien.
- Je suis là, dit la voix, sous le pommier…
- Qui es-tu ? dit le petit prince. Tu es bien joli…
- Je suis un renard, dit le renard.
- Viens jouer avec moi, lui proposa le petit prince. Je suis tellement triste…
- Je ne puis pas jouer avec toi, dit le renard. Je ne suis pas apprivoisé.
- Ah !pardon, fit le petit prince.

Mais, après réflexion, il ajouta :

- Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?
- Tu n’es pas d’ici, dit le renard, que cherches-tu ?
- Je cherche les hommes, dit le petit prince. Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?
- Les hommes, dit le renard, ils ont des fusils et ils chassent. C’est bien gênant ! Ils élèvent aussi des poules. C’est leur seul intérêt. Tu cherches des poules ?
- Non, dit le petit prince. Je cherche des amis. Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?
- C’est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie « créer des liens… »
- Créer des liens ?
- Bien sûr, dit le renard. Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde…
- Je commence à comprendre, dit le petit prince. Il y a une fleur…je crois qu’elle m’a apprivoisé…
- C’est possible, dit le renard. On voit sur la Terre toutes sortes de choses…
- Oh !ce n’est pas sur la Terre, dit le petit prince.

Le renard parut très intrigué :

- Sur une autre planète ?
- Oui.
- Il y a des chasseurs, sur cette planète-là ?
- Non.
- Ça, c’est intéressant ! Et des poules ?
- Non.
- Rien n’est parfait, soupira le renard.

Mais le renard revint à son idée :

 
- Ma vie est monotone. Je chasse les poules, les hommes me chassent. Toutes les poules se ressemblent, et tous les hommes se ressemblent. Je m’ennuie donc un peu. Mais, si tu m’apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée. Je connaîtrai un bruit de pas qui sera différent de tous les autres. Les autres pas me font rentrer sous terre. Le tien m’appellera hors du terrier, comme une musique. Et puis regarde ! Tu vois, là-bas, les champs de blé ? Je ne mange pas de pain. Le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça, c’est triste ! Mais tu as des cheveux couleur d’or. Alors ce sera merveilleux quand tu m’auras apprivoisé ! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j’aimerai le bruit du vent dans le blé…

Le renard se tut et regarda longtemps le petit prince :

- S’il te plaît… apprivoise-moi ! dit-il.
- Je veux bien, répondit le petit prince, mais je n’ai pas beaucoup de temps. J’ai des amis à découvrir et beaucoup de choses à connaître.
- On ne connaît que les choses que l’on apprivoise, dit le renard. Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des roses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi !
- Que faut-il faire ? dit le petit prince.
- Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t’assoiras d’abord un peu loin de moi, comme ça, dans l’herbe. Je te regarderai du coin de l’œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t’asseoir un peu plus près…

Le lendemain revint le petit prince.

- Il eût mieux valu revenir à la même heure, dit le renard. Si tu viens, par exemple, à quatre heures de l’après-midi, dès trois heures je commencerai d’être heureux. Plus l’heure avancera, plus je me sentirai heureux. À quatre heures, déjà, je m’agiterai et m’inquiéterai ; je découvrirai le prix du bonheur ! Mais si tu viens n’importe quand, je ne saurai jamais à quelle heure m’habiller le cœur…Il faut des rites.
- Qu’est-ce qu’un rite ? dit le petit prince.

 

- C’est aussi quelque chose de trop oublié, dit le renard. C’est ce qui fait qu’un jour est différent des autres jours, une heure, des autres heures. Il y a un rite, par exemple, chez mes chasseurs. Ils dansent le jeudi avec les filles du village. Alors le jeudi est jour merveilleux ! Je vais me promener jusqu’à la vigne. Si les chasseurs dansaient n’importe quand, les jours se ressembleraient tous, et je n’aurais point de vacances.

Ainsi le petit prince apprivoisa le renard. Et quand l’heure du départ fut proche :

- Ah ! dit le renard…Je pleurerai.
- C’est ta faute, dit le petit prince, je ne te souhaitais point de mal, mais tu as voulu que je t’apprivoise…
- Bien sûr, dit le renard.
- Mais tu vas pleurer ! dit le petit prince.
- Bien sûr, dit le renard.
- Alors tu n’y gagnes rien !
- J’y gagne, dit le renard, à cause de la couleur du blé.

Puis il ajouta :

- Va revoir les roses. Tu comprendras que la tienne est unique au monde. Tu reviendras me dire adieu, et je te ferai cadeau d’un secret.

Le petit prince s’en fut revoir les roses.

- Vous n’êtes pas du tout semblables à ma rose, vous n’êtes rien encore, leur dit-il. Personne ne vous a apprivoisées et vous n’avez apprivoisé personne. Vous êtes comme était mon renard. Ce n’était qu’un renard semblable à cent mille autres. Mais j’en ai fait mon ami, et il est maintenant unique au monde.

Et les roses étaient gênées.

- Vous êtes belles, mais vous êtes vides, leur dit-il encore. On ne peut pas mourir pour vous. Bien sûr, ma rose à moi, un passant ordinaire croirait qu’elle vous ressemble. Mais à elle seule elle est plus importante que vous toutes, puisque c’est elle que j’ai arrosée. Puisque c’est elle que j’ai mise sous globe. Puisque c’est elle que j’ai abritée par le paravent. Puisque c’est elle dont j’ai tué les chenilles (sauf les deux ou trois pour les papillons). Puisque c’est elle que j’ai écoutée se plaindre, ou se vanter, ou même quelquefois se taire. Puisque c’est ma rose.

Et il revint vers le renard :

- Adieu, dit-il…
- Adieu, dit le renard. Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux.
- L’essentiel est invisible pour les yeux, répéta le petit prince, afin de se souvenir.
- C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante.
- C’est le temps que j’ai perdu pour ma rose… fit le petit prince, afin de se souvenir.
- Les hommes ont oublié cette vérité, dit le renard. Mais tu ne dois pas l’oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé. Tu es responsable de ta rose…
- Je suis responsable de ma rose…répéta le petit prince, afin de se souvenir.

[…]

Extrait du livre : « Le Petit Prince » d’Antoine de Saint-Exupéry, chapitres XX et XXI, illustrations d’ Antoine de Saint-Exupéry, éd. Folio Junior.


Quel livre magnifique  nous a légué Antoine de Saint-Exupéry ! Il l’a écrit  dans sa grande maison blanche de North Port près de New York. Il a été publié en 1943 et a très vite connu un immense succès.  En peu de temps, il est devenu le mastodonte de l’édition que l’on sait. Malheureusement, l’auteur n’aura pas goûté à cette consécration, puisqu’en 1944, il est porté disparu en mer : alors qu’il effectue une reconnaissance aérienne au large des côtes françaises, il est abattu par un pilote allemand. Il avait 44ans.


Ce récit conte l’histoire d’un aviateur qui s’écrase avec son appareil au cœur du désert du Sahara. Alors qu’il tente de le réparer, arrive un enfant surgit de nulle part. C’est le petit prince. Au fil des jours, le pilote va nous narrer les aventures et les rencontres de cet être fragile, intemporel, qui refuse avec obstination le monde sérieux et dépourvu d’imaginaire des adultes. Grâce aux enseignements de son ami le renard, le petit prince change de regard et mûrit. Il accepte de grandir par amour pour sa rose, belle capricieuse qu’il n’a pas su aimer comme il l’aurait voulu. À  la fin, le petit prince choisira de mourir pour rejoindre sa fleur. Il meurt, comme chacun de nous doit mourir symboliquement pour accéder à un autre stade de vie…

L’auteur dédie son œuvre à Léon Werth, romancier français pour lequel il a une très grande amitié. Mais Consuelo de Saint-Exupéry (1901-1979), son épouse,  écrit des mémoires où elle raconte sa vie avec l’écrivain-pilote. Il a été publié sous le titre : « Mémoires de la Rose », éd.Plon. Le manuscrit a été retrouvé, des années après son décès dans une malle-cabine. En parlant de la dernière fois où elle vit son mari, elle rapporte ses propos, entre autres : « (…) Donne-moi ton petit mouchoir pour que j’écrive dessus la suite du petit prince. À la fin de l’histoire le petit prince offrira ce mouchoir à la princesse. Tu ne seras plus jamais une rose avec des épines, tu seras la princesse de rêve qui attend toujours le Petit Prince. Et je te dédierai ce livre. Je ne peux me consoler de ne pas te l’avoir dédié. (…) ».Dans la préface de ces mémoires, Alain Vircondelet ajoute : « Dans la grande maison blanche américaine qui ressemble à Versailles, comme il le disait en bougonnant un peu, il a accompli son chef-d’œuvre, Le Petit Prince. Journées heureuses employées à dessiner, à faire poser les amis, à réécrire l’histoire empruntée à la sienne, à recréer tous les motifs qui l’ont tissée. Le Petit Prince est né du grand feu de Consuelo, avoue-t-il enfin…Et la rose, de fait, est au cœur du conte. C’est encore Consuelo qui inspire l’épisode, et les regrets de Saint-Exupéry d’avoir été si injuste et si ingrat envers sa rose : « Mais j’étais trop jeune  pour savoir l’aimer. » (…) C’est à elle qu’il pensait dédier Le Petit Prince, mais Consuelo a voulu que ce fût Léon Werth, son ami juif. Et Saint-Exupéry le regrette presque à présent. »

Au-delà du fait que  ce livre soit devenu un classique de la littérature enfantine, ce que j’aime tout particulièrement, c’est qu’il rassemble toutes les générations: un enfant y verra un conte, un adulte, quant à lui, le lira comme une œuvre philosophique et poétique. Je l’ai lu à plusieurs reprises, et j’y découvre encore des petites phrases sur lesquelles je m’attarde avec un immense plaisir…

Et vous, est-ce que ce livre vous parle encore ? Avez-vous des souvenirs d’enfance liés à ce récit ?

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